
Chouaib Sahnoun
Le Maroc semble engagé dans une vaste opération de « nettoyage » de sa scène communale. Depuis le début de l’année, près de 300 élus locaux – présidents de communes, vice-présidents, conseillers et anciens responsables – font l’objet de poursuites judiciaires pour crimes financiers. L’annonce, relayée par plusieurs quotidiens, s’inscrit officiellement dans une politique de moralisation de la vie publique et de transparence administrative. Mais derrière cette campagne, certains observateurs y voient aussi une recomposition silencieuse du champ politique local, à un an des élections législatives de 2026.
Le ministère de l’Intérieur, dirigé par Abdelouafi Laftit, ne cache pas sa volonté de faire le ménage. Dans un rapport transmis à la commission de l’Intérieur de la Chambre des représentants, il précise que 52 présidents de communes, 57 vice-présidents, 69 anciens présidents et 124 conseillers communaux sont poursuivis pour divers délits financiers. L’an dernier, ils n’étaient « que » 137. En douze mois, le nombre d’élus mis en cause a plus que doublé, signe d’un durcissement sans précédent dans le contrôle des gestions locales.
Cette « tolérance zéro » trouve sa source dans une exigence croissante de redevabilité. Les affaires de corruption, de détournement de fonds publics ou d’abus de pouvoir avaient depuis longtemps érodé la confiance entre les citoyens et leurs représentants. Le ministère entend désormais restaurer cette confiance en soutenant les walis et gouverneurs dans l’application stricte des décisions de justice. Déjà, 216 demandes de révocation ont été examinées, et plusieurs responsables locaux ont été radiés des listes électorales.
Mais cette moralisation, aussi nécessaire soit-elle, soulève des questions. Car la lutte contre la corruption n’est jamais neutre dans un système politique encore marqué par des logiques clientélistes et des équilibres fragiles entre pouvoir central et élus locaux. La mise au pas de ces derniers peut apparaître autant comme un sursaut éthique que comme un moyen de reprise en main politique.
L’année 2025 a ainsi vu la dissolution de huit conseils communaux pour mauvaise gouvernance, tandis que 63 membres – dont 20 présidents et 36 vice-présidents – ont été destitués. Ces mesures ont été prises sur recommandation de l’Agence judiciaire du Royaume et appuyées par une série de 50 audits, dont certains réalisés en collaboration avec la Banque mondiale. Derrière ces chiffres, c’est une réalité plus profonde qui se dessine : l’État tente de reconstruire un appareil local efficace, débarrassé des interférences partisanes et des pratiques frauduleuses, mais sous un contrôle administratif renforcé.
Les commissions mixtes – réunissant l’Inspection générale de l’administration territoriale et l’Inspection générale des finances – ont mené des enquêtes approfondies dans les régions, les préfectures et les provinces. Ces investigations portent sur les opérations financières, les marchés publics et les programmes de développement local, souvent entachés de soupçons de favoritisme ou de détournement. Le discours officiel, quant à lui, insiste sur la « bonne gouvernance » et la « responsabilité » : deux notions devenues incontournables dans le lexique réformiste marocain.
Mais les critiques rappellent que la lutte contre la corruption, pour être crédible, doit s’accompagner d’une indépendance réelle de la justice et d’un renforcement du contrôle citoyen. Or, dans un contexte où les partis politiques peinent à se renouveler et où le pouvoir central garde la main sur les nominations stratégiques, cette « purge » risque d’être perçue comme une opération de tri politique plutôt qu’un véritable chantier de réforme démocratique.
La démarche de Laftit s’inscrit dans une tendance plus large : la centralisation du pouvoir au nom de l’efficacité. En sanctionnant des centaines d’élus, le ministère rappelle que la décentralisation reste conditionnée par la loyauté des acteurs locaux envers le centre. Autrement dit, la transparence locale ne doit pas s’émanciper du contrôle de l’État, mais s’y soumettre davantage.
En apparence, le Maroc entre donc dans une ère nouvelle : celle d’une gouvernance territoriale plus responsable. En réalité, il s’agit peut-être d’un resserrement du pouvoir autour d’un État gestionnaire, qui cherche à redéfinir les contours du politique en éliminant ses zones d’ombre.
Entre épuration morale et restructuration du champ local, la campagne de 2025 traduit moins un tournant juridique qu’une réaffirmation de l’autorité centrale. L’ennemi n’est pas seulement la corruption, mais aussi l’instabilité politique que pourrait engendrer un localisme incontrôlé.
Au bout du compte, la question demeure : s’agit-il d’une véritable révolution de la probité ou d’un nouvel habillage technocratique d’un pouvoir qui, sous couvert de transparence, veille avant tout à conserver la maîtrise du territoire et du politique ?



