
Chouaib Sahnoun
Sous ses airs de réussite économique, le modèle agricole marocain révèle ses failles structurelles : dépendance extérieure, inégalités rurales et désastre hydrique. Quinze ans après le lancement du Plan Maroc Vert, la promesse d’autosuffisance ressemble de plus en plus à un mirage.
Une dépendance qui s’aggrave
Le Maroc importe aujourd’hui près de 40 % de ses besoins alimentaires essentiels,blé, huiles, sucre, légumineuses.
Le chiffre choque : 70 % du blé tendre consommé vient de l’étranger, principalement de France, d’Ukraine et de Russie.
Pour un pays historiquement agricole, c’est un paradoxe : on exporte les fraises du Souss et les tomates d’Agadir… mais on importe le pain quotidien.
Selon un rapport du Moroccan Institute for Policy Analysis (MIPA), cette dépendance structurelle fait du Maroc un pays exposé aux crises géopolitiques et climatiques. Guerre en Ukraine, sécheresse, flambée des prix mondiaux : chaque choc extérieur devient une menace directe sur le panier marocain.
Le Plan Maroc Vert, succès de façade
Lancé en 2008, le Plan Maroc Vert (PMV) a longtemps été brandi comme le symbole du Maroc moderne et compétitif.
Et sur le papier, la réussite semble réelle : croissance agricole moyenne de 5 %, 68 milliards de dirhams d’exportations en 2022, modernisation du secteur.
Mais derrière la vitrine, une autre réalité s’impose : les politiques agricoles ont privilégié les cultures d’exportation (fruits rouges, agrumes, primeurs), au détriment des cultures vivrières locales.
Résultat : un Maroc performant à l’export, mais vulnérable à la table.
Ce modèle dual a renforcé une fracture silencieuse : d’un côté, les grandes exploitations branchées sur les marchés mondiaux ; de l’autre, les petits agriculteurs, laissés à eux-mêmes, dépendants des pluies et sans accès au financement ni à la technologie.
L’eau, victime collatérale
Le revers du Plan Maroc Vert, c’est aussi une hémorragie hydrique.
L’agriculture consomme 85 % des ressources en eau du pays, alors que les barrages s’assèchent et que les nappes phréatiques s’effondrent.
Entre 2000 et 2020, le volume annuel des eaux renouvelables est passé de 22 à 17 milliards de m³ : une baisse vertigineuse de 23 %.
Les grandes plaines agricoles du Haouz, du Souss et du Tadla sont désormais au bord du gouffre hydrique.
La logique productiviste a épuisé les sols, tari les nappes et fragilisé les écosystèmes tout ça pour exporter des tomates sous plastique en hiver vers l’Europe.
Une fracture rurale béante
Plus de 80 % des agriculteurs marocains possèdent moins de 5 hectares.
Ils vivent souvent sans irrigation, sans formation, sans assurance et sans voix.
Pendant ce temps, les grands exploitants , soutenus par des incitations fiscales et des subventions ,prospèrent.
Cette dualisation du monde rural nourrit un sentiment d’abandon.
Dans les campagnes, la sécheresse n’est pas un concept climatique : c’est une réalité économique et sociale.
Beaucoup quittent la terre, faute de rentabilité ou d’accès à l’eau, alimentant l’exode rural et la pauvreté urbaine.
Quand la productivité devient une impasse
Le MIPA pointe une erreur de fond : avoir confondu modernisation et dépendance.
En misant sur la productivité à tout prix, le Maroc a subordonné sa sécurité alimentaire aux marchés extérieurs.
Certes, le pays produit plus qu’avant, mais pas ce qu’il mange.
Autrement dit, le Maroc exporte ses succès et importe ses repas.
Un paradoxe d’autant plus dangereux dans un monde où les crises s’enchaînent et où chaque cargaison de blé devient un enjeu diplomatique.
Vers un modèle souverain et durable ?
Le think tank appelle à un changement de cap stratégique :
réorienter les subventions vers les cultures stratégiques (céréales, légumineuses, oléagineux) ;
encourager la transformation locale et les circuits courts ;
investir dans la formation et la résilience des petits agriculteurs.
Mais cela suppose aussi une réforme de la gouvernance agricole, aujourd’hui éclatée entre plusieurs ministères sans réelle coordination.
Le MIPA suggère la création d’un Conseil national de la souveraineté alimentaire, pour piloter une politique cohérente, territorialisée et durable.
Le Maroc face à son assiette
La souveraineté alimentaire n’est pas un slogan : c’est une condition de stabilité nationale.
Dans un monde fragmenté par les crises, un pays qui dépend de l’extérieur pour se nourrir compromet sa souveraineté économique, sociale et politique.
Le Plan Maroc Vert a modernisé l’agriculture, oui.
Mais à quel prix ?
La réussite à l’export ne peut plus masquer les failles d’un modèle qui assèche ses terres et dépend des cargaisons étrangères pour nourrir ses enfants.
Le Maroc doit désormais choisir : continuer à exporter des fraises ou retrouver le goût du pain produit sur sa propre terre.


