Chouaib Sahnoun
Cinq ans. C’est le temps qu’a duré l’enquête menée par un groupe pluridisciplinaire composé de professeurs d’université, journalistes, enseignants, écrivains et analystes. Leur mission : scruter, décortiquer et analyser les habitudes des Marocains sur les réseaux sociaux, comprendre ce qui les attire, ce qu’ils suivent, ce qu’ils commentent, ce à quoi ils s’abonnent, et surtout, ce à quoi ils consacrent des heures entières de leur vie
Après des milliers d’heures passées à explorer Facebook, Instagram, TikTok, YouTube et autres plateformes, le verdict est tombé. Les résultats sont aussi limpides que dérangeants
Premier constat, et pas des moindres : une majorité écrasante des contenus consultés est liée au sexe. Pas à la sexualité au sens éducatif, mais bien à la pornographie, à la nudité et à la mise en valeur suggestive du corps féminin
Des comptes entiers sont dédiés à des vidéos de femmes se filmant de dos, accentuant leurs formes dans des danses ou démarches explicites. On y trouve également des espaces ouverts sur la prostitution, la vente de charmes ou des conseils pour monétiser son corps
Plus inquiétant encore : ces contenus sont suivis par des mineurs, garçons comme filles, exposés à un imaginaire où le sexe tarifé est banalisé
Juste après le sexe, la religion occupe une place majeure. Des prédicateurs autoproclamés diffusent”la bonne parole”dans un style souvent menaçant, frôlant le radicalisme. Leur discours, mélange de morale et d’appel à la vindicte publique, attire une audience massive
Paradoxalement, beaucoup de consommateurs assidus de contenus sexuels sont aussi parmi les plus actifs à partager des messages religieux
Le paranormal, la magie noire, les djinns, les sorcières et les”fqihs” autoproclamés font un carton
Des recettes pour contrer la malchance, séduire, ou améliorer sa vie sexuelle grâce à des grigris et breuvages circulent massivement. Cette fascination traverse toutes les couches sociales, du diplômé au travailleur modeste
Les mauvaises nouvelles circulent plus vite que les bonnes. Accidents, crimes, guerres, catastrophes naturelles… La violence visuelle est omniprésente, souvent partagée en priorité, surtout par ceux qui veulent être “les premiers” à la diffuser
La sphère politique est un terrain fertile pour les rumeurs, les fake news et les théories du complot. Sans accès à des informations fiables, chacun se proclame analyste, dénonce et invente au gré des tensions et des influences
Des particuliers aux médias, la dénonciation publique,ou “tberguig”,prospère. On épingle, on accuse, on expose, souvent sans preuve
Santé, nutrition, psychologie, amour… Les “coachs”prolifèrent, souvent sans aucune qualification. Leurs conseils peuvent être anodins, mais parfois aussi dangereux, notamment en matière de médecine
Dans ce paysage numérique, la science, l’art, la philosophie, la culture et le savoir ne représentent qu’une infime part des contenus partagés
Les comptes qui élèvent le niveau, stimulent la réflexion ou cultivent la curiosité restent marginaux
Cette plongée de cinq ans dans les écrans marocains dresse un constat cru : entre sexe, religion, charlatanisme, drames et infox, les réseaux sociaux ne sont pas, pour la majorité, un espace d’apprentissage ou d’élévation intellectuelle. Mais ils sont le miroir brut,parfois gênant,des pulsions, croyances et curiosités d’une société connectée… et exposée